Derrière un relatif consensus sur la nécessité de réduire les impacts environnementaux des activités humaines et les principales « solutions » potentielles, des visions très diverses coexistent sur les transformations à mettre en œuvre et les évolutions probables à moyen-long terme.
Les quatre ouvrages qui suivent, publiés entre 2020 et 2021, illustrent bien cette variété, à tel point que l’on peut se demander comment il serait possible de s’accorder a minima sur une trajectoire partagée…
« Dites à l’avenir que nous arrivons » – Mathieu Baudin – Editions Alisio
« La crise de l’abondance » – François-Xavier Oliveau – Editions de l’Observatoire
« L’énergie du déni » – Vincent Mignerot – Editions Rue de l’Echiquier
« Héritage et fermeture, une écologie du démantèlement » – Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin – Editions Divergences
Le sous-titre de cet ouvrage annonce la couleur : avec « la (r)évolution des conspirateurs positifs », les lunettes roses sont de mise ! A la bonne heure, s’agissant des limites planétaires, comment dépasser les tristes constats de dépassements toujours plus grands de la biocapacité terrestre ?
L’auteur entend apporter une réponse « entre les tenants d’un système dépassé … et les apôtres d’un effondrement, raillant toute tentative de bifurcation ». Dans cet ouvrage, il est beaucoup question de l’Institut des Futurs Souhaitables, dirigé par l’auteur et présenté comme une école de prospective ou de la réinvention, animée par « une confrérie de conspirateurs positifs ».
Mathieu Baudin rappelle à juste titre que depuis toujours, l’humanité a essayé d’anticiper le futur. La prospective est sans conteste un art aussi difficile que nécessaire, ne serait-ce que pour y voir un peu plus clair entre les quatre scénarios de base présentés dans l’ouvrage : tendanciel, « noir », rupture, souhaitable.
Je reste cependant perplexe face à un propos qui mêle rappels historiques pertinents, éléments de méthode robustes et/ou innovants, à une douce euphorie dont je peine à saisir le sens au-delà d’un bénéfice marketing. Il est sans aucun doute utile d’adopter un regard décalé grâce à l’humour, de continuer à s’émerveiller face à la nature, de développer les méthodes collaboratives et d’intelligence collective, de croiser différents points de vue, de développer la créativité, et par-dessus tout, d’éviter l’auto-réalisation de la prophétie du pire.
Car en effet « Il n’y a plus d’impunité par rapport au futur » : c’est très juste, mais est-ce vraiment une « bonne nouvelle » ?!
Revendiquer une forme de lucidité (très peu détaillée) face à la situation actuelle est-il suffisant ? La rapidité et l’ampleur de la révolution numérique permettent-elles d’envisager une perspective similaire pour la transition écologique ? La blockchain, l’intelligence artificielle et les smart (…) vont-elles y contribuer franchement ? Dans un grand écart saisissant, Elon Musk et Pierre Rabhi sont-elles les meilleures figures à convoquer ? L’écosystème des « réinventeurs de monde » fera-t-il la différence ?
En 2020 lors d’un colloque-visio pour cadres de la fonction publique territoriale (de grande qualité au demeurant), Mathieu Baudin invitait l’auditoire par écran interposé et avec un sens consommé de la formule, à rejoindre la cohorte de « hackers vaillants » (rien d’impossible !). Cette démonstration très inspirante m’a suggéré la scène suivante : « Madame, Monsieur la/le Président-e (d’une collectivité bien entendu fictive), je regrette de vous informer qu’en mon âme et conscience, j’ai décidé de ne pas mettre en œuvre votre arbitrage sur le dossier X, car je le considère non compatible avec les enjeux écologiques. Mais rassurez-vous, c’est bienveillant : je suis un conspirateur positif ! (bisous (en option)). »
« Au fond, nous vivons la fin de l’abondance » – Emmanuel Macron, août 2022.
Rien de tel selon François-Xavier Oliveau. Son ouvrage débute, lui aussi, par quelques rappels historiques utiles :
- L’histoire humaine est marquée par des millénaires de pauvreté et de rareté ;
- La révolution industrielle et les progrès techniques associés ont permis une progression phénoménale de la richesse, par une très forte baisse des coûts et donc des prix ;
- L’ère d’abondance ouverte depuis lors, encore récente, entraîne trois grandes crises faute d’être bien comprise et maîtrisée : environnement (externalités négatives), argent (dette et inégalités), accès au travail (et donc aux revenus).
Face à ces crises, l’auteur propose une série de solutions dont la composition peut surprendre. Assises sur une confiance dans les mécanismes de marché que d’aucuns qualifieraient de (très ?) libérale, elles ne font pas l’impasse sur une forme de justice sociale avec des outils habituellement situés plus à gauche dans le paysage politique. De façon très résumée :
- Environnement : renforcer le prix de la pollution
- Argent : créer de la monnaie pour compenser la déflation technologique, la distribuer directement aux consommateurs en tant que « dividende monétaire », variable selon le niveau d’inflation (logique contra-cyclique)
- Emploi : séparer travail et revenu par le biais d’un revenu universel, notamment pour donner au marché du travail une souplesse qui lui fait défaut aujourd’hui
- Et diverses autres mesures : encouragement du libre-échange (hors taxes environnementales), lutte contre les rentes, formation tout au long de la vie, réforme et simplification fiscale ciblant en priorité la consommation, soutien (conditionné) aux pays les moins avancés…
La crise de l’abondance est un ouvrage érudit dont les propositions sont autrement plus documentées que celui des « futurs souhaitables ». L’auteur souligne que l’innovation technologique a régulièrement contredit, ces dernières décennies, les « prophètes de la rareté » ; cette rareté étant un prisme de lecture encore très prégnant, après des siècles de conditions de vie difficiles pour l’essentiel de l’humanité. On peut même le créditer d’une certaine clairvoyance (hélas, en l’espèce) lorsqu’il rappelle en 2021 que « la guerre n’a jamais paru aussi envisageable depuis la chute du mur de Berlin ».
Loin de son niveau d’expertise sur les questions économiques, je me garderai de toute critique sur cet aspect de l’ouvrage et suis volontiers prêt à croire en sa pertinence. Les réponses aux questions environnementales m’ont en revanche souvent laissé songeur, mis à part le principe sain d’une taxation environnementale équitable (redistributive et non pénalisante).
Certes, selon F-X Oliveau « nous n’avons que très peu de temps pour comprendre ce nouveau monde et conduire cette mutation ». Mais peut-on réellement affirmer que l’avènement de l’abondance universelle « n’est pas un problème de ressources » … « mais bien une question d’organisation et de gouvernance » ? et quand bien même, une gouvernance mondiale en faveur de l’abondance pour tous est-elle envisageable avec confiance ?
Ainsi l’atteinte des Objectifs de Développement Durable est-elle présentée comme tout à fait envisageable. Certes, en 2021 l’ONU n’était pas encore aussi alarmiste que dans son dernier rapport sur ces ODD, qui admet qu’une bonne part de ces objectifs sont gravement menacés, alors même que « de graves lacunes subsistent dans leur suivi ».
Le découplage global entre richesse et impacts environnementaux, encore virtuel à l’échelle mondiale, est jugé possible car on le constaterait partiellement dans certaines régions du monde (précision personnelle : sous réserve de la prise en compte des impacts indirects ou externalisés…). Il n’y aurait « aucun obstacle technologique à la décarbonation de l’économie », alors même que selon RTE un système électrique neutre en carbone en France représente dans tous les cas un défi technologique, voire des « paris technologiques lourds ». Pour ne prendre que deux autres exemples :
- minerais : pas de rareté et des techniques d’extraction plus propres existent, il suffit de les développer ; le moins que l’on puisse dire est qu’il semble y avoir dans l’état actuel des choses de très grosses marges de progression…
- agriculture : permaculture, fermes verticales, drones et objets connectés… mais là aussi, ces solutions (plus ou moins) prometteuses ne permettent guère d’envisager une transition rapide vers un modèle durable, y compris en France malgré les diverses ambitions à ce sujet, comme je le rappelais là.
Par ailleurs, l’effondrement de la biodiversité est à peine évoqué, les contraintes d’adaptation liées aux conséquences actuelles (et à venir de façon quasi-certaine) du changement climatique, pas du tout…
Le propos de ce bref (et dense) essai est bien différent : selon Vincent Mignerot, la transition énergétique n’aura pas lieu. Au lieu de remplacer les énergies fossiles, les énergies décarbonées vont au contraire contribuer à leur renforcement, jusqu’à leur déplétion.
« a contrario des végétaux et de l’industrie des hydrocarbures, les énergies dites de substitution (ENS) telles que le nucléaire, le photovoltaïque, l’éolien ou encore les barrages hydroélectriques, ne sont pas des convertisseurs d’énergie autonomes. Il leur est impossible de constituer progressivement une infrastructure à partir d’un flux d’énergie directement accessible et gratuit. »
L’investissement initial nécessaire ne serait ainsi « possible que par réallocation d’une partie des moyens de l’économie globale, encore appuyés en 2020 sur un mix constitué à plus de 83% d’hydrocarbures ». Dans cette perspective, si les ENS ne seraient pas autonomes pour construire leur propre infrastructure, elles ne le seraient pas plus pour la maintenir et seraient donc appelées à terme, elles aussi, à décroître.
Sans que cela ne démontre, de mon point de vue, l’impossibilité définitive d’une certaine forme de transition, plusieurs exemples cités dans l’ouvrage montrent que ces énergies « de substitution » viennent de diverses manières en appui de l’exploitation des énergies fossiles.
Or factuellement, que l’on soit d’accord ou pas avec la perspective envisagée (symbiose des énergies au lieu d’une substitution), l’évolution actuelle du mix énergétique mondial montre pour le moment plus une addition énergétique qu’une transition entre deux types de sources (en particulier, la consommation mondiale de charbon continue d’augmenter, pour alimenter notamment encore 35,7% de la production d’électricité dans le monde, loin devant éolien et solaire qui cumulent à ce jour près de 12%).
L’auteur reprend ici en les approfondissant d’autres idées clés présentées dans un précédent ouvrage Transition 2017 : rôle crucial de l’énergie dans le fonctionnement des sociétés modernes, dissimulation par tous moyens des impacts environnementaux pour poursuivre l’acquisition d’avantages matériels, propension de l’humanité à se raconter des histoires, biais liés aux raisonnements en systèmes isolés.
Dans cette logique, une maîtrise réelle et (éventuellement) viable d’un point de vue social de l’empreinte écologique est envisagée ainsi :
- réduction de la consommation ;
- réduction des diverses assurances assises sur le modèle productif extractiviste ;
- recours croissant au travail manuel ;
- meilleur partage de la richesse.
C’est « cash » (si j’ose dire…) mais donne à réfléchir. L’ouvrage se clôt sur la proposition d’une « singularité écologique » qui verrait l’humanité reconnaître et accepter un déclin matériel vu comme inévitable…
Restituer en quelques lignes un contenu aussi touffu et aussi conceptuel n’est pas une tâche aisée (du moins pour moi).
Cet ouvrage part d’un constat simple : nous dépendons pour notre subsistance d’un « monde organisé », tramé par l’industrie et le management. Ce monde menace aujourd’hui de s’effondrer. La civilisation industrielle n’est pour l’essentiel pas viable.
Nous dépendons d’infrastructures dont les impacts sur l’environnement « mettent en péril la capacité à subsister de la majorité des humains et des non-humains sur la Terre ». Et de fait, l’humanité hérite d’un patrimoine comportant nombre de « communs négatifs », « ruines ruinantes » ou « ruines ruinées », qu’il faut d’urgence apprendre à « destaurer, fermer et réaffecter ».
Il est important de préciser que ce constat est peu justifié par les auteurs : c’est un postulat de base, à prendre ou à laisser. La démarche peut sembler péremptoire. Le numérique y est ainsi considéré, dans son ensemble, comme une technologie « zombie ». Mais elle ne manque ni de rigueur ni de méthode. Pour ses auteurs, si nombre d’infrastructures et d’équipements contemporains sont devenus des « communs négatifs » au regard des limites planétaires, cette qualification doit être étayée par des « enquêtes de valuation », qui permettront de faire la part entre leurs caractères positifs et négatifs, eu égard à la situation environnementale.
L’ouvrage prend une tournure encore plus radicale (le terme semblant ici presque creux) lorsqu’il rappelle le rôle majeur, hégémonique, des organisations (et en particulier de l’entreprise) dans la marche du monde. Il invite à s’en extraire pour ouvrir la possibilité d’une « déprojection », seule à même de prendre la mesure de la réalité de l’Anthropocène et d’hériter d’un monde à venir en grande partie en ruines.
Il s’agit d’apprendre à « déprojeter des futurs obsolètes plutôt que de projeter des futurs souhaitables ». A la différence des logiques de réforme ou de rupture, cette démarche d’héritage invite à prendre la pleine mesure à la fois des réseaux de subsistance à réinventer et des difficultés les plus concrètes des démantèlements en cours et à venir. Difficultés souvent oubliées ou minorées par les productions enthousiastes de « nouveaux récits ».
L’Anthropocène exigerait donc de renoncer à l’espoir d’une transition écologique qui laisserait place à une « redirection écologique », fondée sur une redéfinition complète des finalités du système de production et sur la fermeture… du capitalisme.
Quelle que soit la vision à laquelle on s’identifie le plus spontanément, un constat s’impose : même la somme de toutes les meilleures « solutions » actuellement identifiées ne permet pas de garantir à coup sûr un retour des activités humaines en-deçà des « limites planétaires » à une échéance suffisamment proche. Comme le souligne Vincent Mignerot, il n’existe à ce jour aucune preuve que l’humain soit concrètement capable de « préserver » son environnement.
La transition énergétique, souvent présentée sur quelques dizaines d’années, est à situer sur une échelle plus longue, puisque les énergies fossiles structurent le fonctionnement de la plupart des sociétés depuis plus ou moins un siècle. De cette façon, la trajectoire de réduction d’émissions de CO² compatible avec un réchauffement global limité à 1,5°C ressemble à ceci :
Cette pente fait directement écho aux conditions posées par le GIEC dans son dernier rapport pour espérer parvenir à l’idéal du « développement résilient » qui serait « possible lorsque les gouvernements, la société civile et le secteur privé font des choix de développement inclusifs qui donnent la priorité à la réduction des risques, à l’équité et à la justice, et lorsque les processus décisionnels, les financements et les actions sont intégrés à tous les niveaux de gouvernance, dans tous les secteurs et dans tous les délais. » Bon courage !
Dans ce contexte, il y certes plus que jamais besoin de volontarisme, d’espoir, d’innovation, voire de foi en le génie humain. Mais il est grand temps de prendre la pleine mesure des incertitudes, des contraintes, des risques, liés à la fois aux pressions environnementales et aux transformations mises en œuvre.
Cela passera notamment par de nouveaux cadres de réflexion et d’arbitrage qui aideront à clarifier et anticiper ce qui pourrait être dégradé ou perdu, de façon choisie ou subie, quelles en sont les conséquences probables et rendre ces évolutions aussi acceptables que possible, si ce n’est « souhaitables ».
Entre autre ressources, le nouvel ouvrage d’Alexandre MONNIN « Politiser le renoncement », publié depuis peu, pourrait apporter un éclairage utile.